50 000

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J’ai déjà évoqué sur ce blog le travail de compilation que je mène autour des communautés juives en Tunisie sur les deux ou trois derniers siècles, en m’appuyant sur les données disponibles sur les sites de généalogie (MyHeritage, Geni, Geneanet), sur les bases de données du Cercle de généalogie juive, et en interrogeant mes nombreux amis, qui n’hésitent pas à me fournir des données bien utiles pour compléter les informations manquantes. Au terme de nombreuses soirées à compiler, comparer, intégrer, ajouter, modifier ou supprimer des données provenant de ces différentes sources, je suis parvenu à une étape symbolique : le seuil des 50 000 individus vient d’être dépassé : 50 131 très exactement.

La méthode de travail

Ma méthode est très simple. J’intègre, quasiment manuellement, les bouts d’arbre accessibles sur les sites précédemment cités. Certains sont riches de quelques dizaines d’individus, d’autres fournissent des arbres de plusieurs milliers d’individus. Dans de tels cas, il s’agit souvent de groupes homogènes, localisés sur une seule ville ou une seule région. Il y a par exemple l’arbre de David Gamrasni, focalisé sur la communauté de Sfax, ou bien celui d’Alain Giami, concentré sur la communauté de Nabeul. Les arbres de David Liscia ou d’Emile Fitoussi sont également des sources importantes. Tous ces arbres constituent de véritables mines d’or, régulièrement mises à jour et enrichies de nouvelles données.

Une telle intégration s’apparente à la construction d’un puzzle ou à un travail de couture. Lorsqu’il y a correspondance sur un individu, j’intègre ses proches, en faisant bien attention à la « couture », pour ne pas créer de doublons. Je procède de même pour les bouts d’arbre que me communiquent mes amis. La correspondance des dates est un élément important, mais les données que je trouve ou qu’on me transmet ne sont pas toujours précise. Les données d’état-civil fournies par les sites servent à corriger certaines approximations. Parfois, la correspondance n’est pas évidente, et je m’appuie sur les particularismes récurrents propres à cette communauté. Par exemple, un même individu peut être identifié comme Albert dans un bout d’arbre, et Abraham dans un autre : or très souvent, on donne ces deux prénoms à une même personne. Si la date correspond, et s’il y a correspondance sur le conjoint et un ou deux enfants ou sur les ascendants, bingo.

Je progresse de la sorte à un rythme qui peut paraître rapide, mais qui me semble encore trop lent, de l’ordre de 150 à 200 personnes par session de travail, des sessions qui se finissent souvent tard dans la nuit. Dans ces moments-là, l’esprit demande parfois un peu de repos, et l’attention se relâche. Il m’arrive donc parfois de commettre quelques erreurs lors de l’intégration, ou de créer des doublons qui me conduisent à créer deux fois le même bout d’arbre. Pour lutter contre ce défaut, j’ai développé mon propre outil d’analyse de données généalogiques, basé sur l’extraction du fichier GEDCOM. Ce programme me permet de retrouver les doublons, qu’il s’agisse de doublons exacts ou de potentiels doublons (individus aux noms et aux dates très proches).

Une ou plusieurs communautés

J’ai également développé mes propres outils d’analyse. Ils me permettent, peu à peu, de dessiner un contour si ce n’est sociologique, du moins patronymique de cette communauté. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’une communauté, mais de plusieurs groupes plus ou moins perméables. Entre les juifs venus d’Italie et notamment de de Livourne au 19ème siècle, et ceux établis en Tunisie depuis plus longtemps, on le sait, les échanges n’arrivèrent qu’au tout début du 20ème siècle. Une barrière culturelle, un monde, séparait ces deux groupes. Je découvre également les fréquents aller-retours de certaines familles entre la Tunisie et l’est de l’Algérie. Les habitants de la ville de Beja, par exemple, pouvaient fréquemment voir une partie de leur famille s’installer vers Bone ou Constantine, puis la génération suivante revenir s’installer en Tunisie.

Ce travail me permet également d’estimer à quelles dates, dans quelles proportions et vers quels pays sont partis les juifs de Tunisie. Nombreux sont en réalité ceux partis s’installer en Israel dans les années 50. La majeure partie est, bien entendu, venue habiter en France, immigrant massivement en région parisienne, à Marseille, et dans de nombreuses autres villes de province. Très souvent, l’installation en province conduit, on s’en doute, à une assimilation et à des mariages mixtes.

Quelques pics artificiels, calés sur les années approximatives multiples de 5 ou de 10

Des outils d’analyse statistique

Mes outils me permettent de jouer avec cette base de données et d’n tirer quelques statistiques. À ce stade, le nom le plus répandu est Cohen (3%) suivi de Guez (1,5% mais il y a un biais familial important), Haddad et Levy (1,4%), Bismuth et Taieb (1,1%), Nataf (1%), Boccara, Sitbon, Smadja et Sarfati (0,9%).

Du point de vue des prénoms, Joseph arrive en tête (2%) suivi de David (1,8%), Rachel et Esther (1,5%), Victor et Elie (1,4%), Abraham, Albert et Isaac (1,1%). Bien entendu, la prédominance d’un prénom varie en fonction de la période considéré. Des prénoms comme Marcelle, Henriette, Allegrine ou Gaston étaient fréquents il y a un siècle, et se font beaucoup plus rare de nos jours, même s’il arrive qu’on les donne en 2e ou 3e prénom en mémoire d’un grand-parent.

Mes outils me permettent également de détecter des patterns récurrents, comme les mariages entre cousins. C’était une pratique largement répandue, à une époque où les communautés vivaient quasiment en autarcie, et où les échanges entre villes distantes étaient peu nombreux. Certaines familles sont ainsi d’inextricables enchevêtrements de mariages entre cousins, avec la particularité que les prénoms des grands parents étant donnés aux enfants, on peut se retrouver avec trois ou quatre cousins portant le même nom, et ayant épousé des cousines aux noms identiques…

Autre pattern amusant, il arrive qu’un jeune homme épouse une jeune femme ayant le même prénom qu’une de ses soeurs, ou qu’une jeune femme épouse un homonyme d’un de ses frères. Je n’ose imaginer la confusion que de telles unions ont pu causer au sein des familles.

Enfin, un pattern régulier consiste en une pratique courante au sein des communautés juives d’il y a plus d’un siècle, et consistant pour une veuve à épouser le frère de son époux défunt. Ce type de mariage dérive d’un commandement de la Torah, le Yibboum. Là où cela devient plus intrigant, c’est lorsqu’on assiste à une version symétrique du Yibboum, qui ne fait nullement l’objet d’un commandement, et qui relèverait presque d’un interdit : un homme qui épouse la soeur de son épouse défunte.

Quelques célébrités

Il m’arrive bien évidemment de tomber sur quelques célébrités. Cet arbre global compte donc quelques noms connus. Des humoristes comme Michel Boujenah, Elie Kakou ou le dessinateur Wolinski, ainsi que sa collègue Elsa Cayat, tombée comme ce dernier lors de l’attentat de Charlie. Des personnalités du monde de la culture, comme Albert Memmi ou les frères Marouani. L’ancien champion de tennis français Pierre Darmon et le boxeur Young Perez, ainsi qu’Henri Smadja, ancien propriétaire du journal Combat.

On y trouve aussi de nombreux rabbins, bien évidemment, dont certains font partie des auteurs de livres recensés sur le site du CFJT. Des chefs d’entreprise, comme les fondateurs de Naf-Naf ou de Tati. Des scientifiques également : j’ai déjà recensé une douzaine de polytechniciens (dont quelques camarades de promotion), et quelques normaliens et centraliens.

Qui a dit que les tunes s’étaient tous installés au sentier ?

Et après ?

Avec 50 000 individus, je suis encore loin de couvrir deux siècles de judaïsme tunisien. Pour couvrir ces deux siècles, il me semble que ce serait plutôt de l’ordre de 200 000 à 300 000 personnes que devrait contenir un tel arbre, et encore, ce n’est qu’une estimation. Cela représenterait encore 5 à 6 années de travail… Encore faudrait-il que les sources soient accessibles. Je ne dispose malheureusement pas de données complètes. J’ai encore quelques amis qui tardent à me communiquer les données familiales, ce qui est bien dommage, car la connaissance des différentes ramifications familiales disparaît avec la génération qui part, le covid jouant un sale rôle dans ce processus.

Cette masse d’informations absentes se voit aisément lorsque je réalise une décomposition en composantes connexes des données cumulées. Au lieu de disposer d’une unique forêt de 50 000 individus, je dispose d’une forêt d’un peu plus de 46 000 individus, et de 160 autres forêts disjointes, dont la taille varie de 5 à 162 individus. Il y en a 4 de plus de 100 individus. Comment relier certains petits arbres au reste de la forêt ? Je ne le sais pas, certains chaînons sont absents, et certaines informations sont probablement fausses…

C’est évidemment très frustrant, et je n’ai qu’une seule envie, c’est de reconnecter les morceaux. Mais cela ne sera probablement pas toujours possible. Pour reconnecter, il faut remonter aux générations précédentes, et malheureusement, les témoins de cette époque ont disparu. Les sources d’état-civil sont assez parcellaires, le site GenealoJ ne propose que certains actes, principalement entre les annes 1870 et 1920.

La seule façon d’y parvenir, c’est que tout lecteur intéressé par le sujet et disposant de données à partager prenne contact avec moi. C’est très simple, il suffit de laisser un commentaire ou de m’envoyer un mail, mon adresse est très simple à trouver.

Sur le même sujet

Au-delà de ce travail amateur, il existe de nombreux ouvrages et revues qui parlent des juifs de Tunisie. Citons, notamment, une récente étude du Crif, ainsi que la revue du Cercle de généalogie juive, qui revient régulièrement sur cette communauté plus petite que celle du Maroc ou d’Algérie, mais ô combien dynamique.

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