1981-1991: la 3D débarque dans les bureaux d’étude

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Toute start-up technologique digne de ce nom possède son acte fondateur : le garage de Jobs et Wozniak, le moteur de comparaison de photos de Facebook. Pour Dassault Systèmes, la légende prend forme lorsqu’une équipe d’une trentaine d’ingénieurs quitte le confort des bureaux d’études de Dassault Aviation pour développer un logiciel pour faire du dessin industriel en 3D ! L’acte n’est pas si naïf : à la fin des années 70, les grandes entreprises aéronautiques utilisent déjà des logiciels commerciaux pour faire du dessin en 2D. A cette époque, l’équipe que dirige un certain Francis Bernard développe un jeu de logiciels pour concevoir des pièces en 3D filaire, ou pour simuler l’usinage d’une pièce.


L’enjeu est de taille : ces modules applicatifs permettent de réaliser un gain de temps pour mettre au point un appareil, et deux hommes, Marcel Dassault et Charles Edelstenne en comprennent rapidement l’enjeu. Dès lors, deux chois s’offrent à eux : acquérir un tel logiciel, ou le développer. Mais pour financer son développement, il faut des ressources, et seule la commercialisation de ce logiciel – au risque de le proposer à des entreprises concurrentes – permettra d’en assurer le financement.

Derrière chaque entreprise, il y a des hommes. Ici, Marcel Dassault, Francis Bernard et Dominiqu eCalmels (photo reprise d’un document présenté par Francis Bernard aux anciens DS)

C’est ainsi que naît en 1981 une petite société, présidée par Charles Edelstenne et dirigée par Francis Bernard. Très vite, ces derniers comprennent que le développement commercial ne pourra se faire tout seul (à l’inverse de son concurrent, Matra Datavision, qui en paiera les frais quinze ans plus tard, essoufflé). Le partenaire idéal se nomme … IBM. Le contrat signé par les deux entreprises dès le début de l’histoire de DS, répartir les revenus équitablement : 50-50. IBM dispose ainsi d’un logiciel de conception 3D (CATIA) associé à un logiciel 2D (CADAM), tous deux fonctionnant sur des mainframes IBM et exclusivement sur ces plateformes. L’histoire peut commencer.

La croissance est fulgurante. En 1986, DS compte déjà près de 200 clients, tous grands noms de l’industrie, dont Boeing. Qui plus est, DS comprend que les méthodes et logiciels développés pour un avion peuvent très bien s’appliquer pour une voiture : simulation, usinage, dessin 2D. C’est ainsi que DS signe ses premiers contrats dans le secteur automobile.

La croissance des équipes est aussi fulgurante. Lorsque je débarque dans l’entreprise située au 26 av Charles de Gaulle, à Suresnes, un matin de mai 1990, elle compte déjà près de 400 employés. CATIA en est alors déjà à la V3R2, et un autre produit pointe son bout du nez : CDM, qui permet de stocker les informations de design en base de données: géométrie des pièces, mais aussi métadonnées (matériau, coûts, etc.). CATIA et CDM fonctionnaient alors exclusivement sur mainframe IBM (systèmes sous VM et MVS).

A quoi ressemble DS de l’intérieur, à cette époque ? Disons que les grandes structures et les grandes tendances sont déjà en place, mais le mode de fonctionnement est encore très cordial. On se tutoie, bien sûr. Tout le monde se connaît (ou presque). Le système des trigrammes est déjà actif, seuls les 30 de départ disposent de « bigrammes » (FB, DG, FP, DB, AD, AC, PR, LR, mais aussi… BC). La R&D constitue le gros des troupes, avec une distinction entre les couches basse (système, algorithmes mathématiques, interfaces graphiques, visualisation) et les couches hautes applicatives (applications mécaniques, drafting, commande numérique, etc.). Le support technique assure la correction des bugs – appelés RI ou rapports d’incidents, à l’époque distribués sous forme de feuilles vertes. Une entité un peu particulière règne au 6e étage, à l’écart des autres : le département stratégie, où sont imaginées et testées les technologies qui viendront alimenter les futures versions des logiciels maison. Quelques grandes figures de DS y passeront.

A cette époque, les développements sont exclusivement réalisés en FORTRAN, exclusivement. Une librairie de procédures est développée, notamment pour gérer les allocations mémoire (le fameux ALTES). Quelques postes Unix existent ça et là (des PC RT, premières machines IBM à fonctionner sous Unix, avec un clavier inoubliable, ainsi que les premiers postes sous AIX). Le portage sous Unix n’a pas encore officiellement été annoncé, mais on sent bien que ces machines ne sont pas là pour décorer.

Que devient Dassault Aviation dans l’histoire ? DS est une entité distincte de DA, mais les liens restent forts: rappelons que DA utilise les logiciels de DS (payés au même prix que les autres clients), mais aide aussi à formuler les spécifications techniques et les évolutions requises. En fait, les échanges sont réguliers et sereins: les gens se connaissent encore, fréquentent parfois le même restaurant d’entreprise (ce sera encore plus flagrant durant la décennie suivante), et partagent le même comité d’entreprise, particulièrement apprécié, avec ses 40% de subvention (plafonnés, bien sûr)… La population de DS est encore jeune, et les recrutements massifs : plusieurs dizaines d’ingénieurs peuvent arriver le même mois.

A cette époque, déjà, DS est une société fabuleusement rentable. Le partenariat avec IBM tourne remarquablement bien, les contrats affluent, et cela se traduit par une participation et un intéressement qui avoisinent les 30% des salaires bruts. Du coup, la politique de salaire s’adapte, pour proposer des rémunérations brutes un peu en-dessous de la moyenne, mais complétées par un tel niveau de participation / intéressement, que les offres sont difficiles à refuser. Tout le monde y gagne : l’entreprise avec des charges moindres, le salarié forcé d’épargner, à une époque où les taux sont encore élevés.

La population de DS est alors quasi exclusivement composée d’ingénieurs : beaucoup de centraliens et d’anciens de Sup’aéro. Très peu d’X : un seul en fait avant moi, je crois, mais une trentaine suivront durant les 20 années suivantes. En 1990, donc, j’arrive, pour travailler au portage de l’interface de CDM sur Unix. N’ayant rien connu de la décennie qui précède, mais fort de l’expérience acquise en centre de recherches (INRIA et Télécom paris), je suis prêt à croquer des dizaines de milliers de lignes de code de logiciel. C’est ce qui arrivera dans les épisodes suivants.

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