Bruno Latchague

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Il y a des articles qu’on aimerait ne pas avoir à écrire. Pourtant, je ne peux m’empêcher de rendre un dernier hommage à Bruno Latchague, l’homme qui me fit rentrer chez Dassault Systèmes, il y a plus de trente ans de cela, et à qui je dois quelques années de véritable bonheur professionnel.

J’avais rencontré Bruno quelques mois auparavant, par l’intermédiaire de sa compagne Nathalie Irvine, elle même rencontrée sur les bancs de Télécom Paris. Nathalie et moi avions réalisé un projet en compagnie de trois autres élèves (dont Thierry Podolak) : un outil de visualisation pour des objets en 3D. Nous étions alors en … 1988. Le programme que nous avions conçu et écrit en Borland Pascal, permettait de naviguer dans le système de fichiers du PC (avec un menu déroulant créé avec du code de gestion de la mémoire écran), de choisir un fichier de points qui représentaient les différences faces d’un polyèdre, puis de l’afficher et de le faire tourner autour de trois axes. Il nous avait fallu à peine 6 ou 7 semaines pour finaliser le projet, et je crois que cela lui avait tapé dans l’oeil. Quelques mois plus tard, il se mit à inviter certains élèves de notre petite bande et enclencha une délicate approche de recrutement.

Nous étions alors à la fin des années 80. Dassault Systèmes était encore une grosse start-up de moins de 300 salariés, en pleine croissance (cf. l’histoire de DS ici). Bruno, qui était arrivé cinq années auparavant chez DS depuis Renault (où il dirigeait une équipe CATIA), dirigeait alors, chez DS, le département « R&D système ». Dans ce département, par opposition à la R&D applicative dirigée par Dominique Florack et où on développait les modules applicatifs pour les clients, on trouvait plusieurs services, au sein desquels on développait du code agnostique, qui permettait de faire fonctionner CATIA sur plusieurs systèmes d’exploitation: VM, MVS, et bientôt Unix. On y trouvait donc un service en charge des accès fichiers et de la gestion de la mémoire, un autre pour la visu, un autre pour le modeleur géométrique, etc.

En 1989, je finissais mes études, et j’acceptais l’invitation de Bruno à rencontrer un autre cadre important de DS : Etienne Droit. Le meeting fut non pas glacial, mais disons … peu chaleureux. Il faut comprendre le contraste : alors que Bruno était tout en rondeur, enjôleur, bon vivant, Etienne me fit l’impression d’une caricature de normalien de Gérard Mathieu (il était en réalité ingénieur des Mines). Il me parlait de FORTRAN, moi qui venait de finir quelques stages à faire du C, du Lisp et du Smalltalk, de choses qui ne me donnèrent pas vraiment envie d’aller plus loin. Je finis par décliner l’offre de Bruno, et rejoignis alors GFI où j’ai démarré mon parcours professionnel.

Six mois plus tard, je m’ennuyais ferme chez GFI, où les hasards des projets signés pouvaient vous emmener sur des aventures vraiment peu passionnantes. N’ayant pas envie de m’éterniser là-bas, je rappelai alors Bruno pour savoir si son offre tenait toujours. Nous déjeunâmes, et il me proposa non de rencontrer de nouveau Etienne Droit, mais de rejoindre un projet qui venait de se lancer : le portage du logiciel de gestion de données d’alors (CDM, l’ancêtre d’ENOVIA) sur une plateforme sur laquelle DS faisait ses premiers pas : Unix. J’avais déjà fait mes premières armes sur des stations SUN à l’INRIA, je me débrouillais déjà pas mal en C, et cette fois, j’ai accepté l’offre de Bruno.

Accepter l’offre de Bruno, cela avait une signification plus forte que je ne l’imaginais. C’était rejoindre le club des « Bruno boys », des cadres prometteurs qu’il savait protéger, dans un environnement où le jeu politique entre les jeunes cadres de l »poque pouvait rapidement devenir hostile. Cette protection faisait partie du personnage : Bruno se comportait un peu comme un parrain, alors que son « adversaire de l’époque », Dominique, était bien plus dur avec ses propres troupes.

La direction CPI (merci à Thierry Parenti et Nathalie Neusius)

C’est cette qualité de meneur d’hommes qui le caractérisait. Il n’était pas tendre non plus, et avait ses propres accès de colère. Et s’il avait le sentiment d’être trahi, c’était fini. C’est ce que j’ai compris dix années plus tard, lorsque j’ai quitté DS pour fonder une première start-up avec des amis normaliens, EasyGlider, une boîte où l’on concevait un moteur de recherche multimédia, quelques années avant Google. Pour Bruno, j’avais quitte le navire, je ne faisais plus partie de la bande.

L’aventure EasyGlider tourna court, et lorsque je me suis de nouveau rapproché de Dassault Systèmes pour leur vendre la technologie du moteur de rechercher, Bernard me proposa de revenir pour m’occuper de SmarTeam, sous la direction … de Bruno Latchague. J’acceptais cette nouvelle offre un peu inespérée, et l’idée de prendre une responsabilité plus importante, avec l’appui de Bruno ne me déplaisait pas trop. Hélas, l’affaire tourna court, le soutien de Bruno ne dura pas longtemps, et je finis par passer les deux années suivante à batailler ferme contre les équipes d’ENOVIA pour faire valoir le point de vue de SmarTeam, qui me paraissait à juste titre plus prometteur … mais sans l’appui de Bruno, qui avait flairé bien avant moi qu’il n’y avait que des coups à prendre, avec ce logiciel israélien rival d’un autre logiciel interne…

Au bout de deux années de voyages entre Suresnes et Kfar-Saba qui m’avaient usé, je finis par jeter l’éponge – non sans avoir la fierté de voir SmarTeam réaliser son premier trimestre profitable. Mais j’étais cuit en interne, et une fois encore, c’est Bruno Latchague qui me sauva la mise, en me poussant à rejoindre DSF sous la direction de son grand pote Arnaud Poujardieu.

Je n’avais plus revu Bruno depuis mon départ de DS en 2008, mais je garderai toujours trois images bien distinctes de Bruno, qui pour moi, caractérisaient bien le personnage. La première, c’est lors d’une compétition de natation, au début des années 90, à la piscine de Suresnes. Je ne sais plus qui organisait ces petits challenges internes, et Bruno, qui était un ancien nageur, avait réalisé un excellent temps, eu égard à sa corpulence et les dix années qu’il avait de plus que la plupart des collaborateurs de DS.

La seconde, c’est une réunion à l’issue de mes trois premiers jours chez Dassault Systemes, avec Bruno et Bernard, dans le bureau de Bernard. J’avais passé ces trois jours à lire la doc du logiciel que je devais porter sous Unix, et Bernard, tout fier, m’avait demandé ce que je pensais des logiciels de DS. Je lui avait alors répondu, sans comprendre à qui j’avais affaire, que pour moi, c’était de l’informatique de grand-papa… Bruno ressortait cette histoire à chaque fois que nous nous retrouvions lui et moi en compagnie de Bernard : il aimait appuyer là où ça faisait mal, et je crois que cela faisait beaucoup plus mal à Bernard qu’à moi-même…

Bruno avec une cravate dans ces années là, c’était plutôt rare…

La dernière, c’est un souvenir plus personnel, lors d’un déjeuner, un dimanche après-midi, en 1989 je crois : je l’avais invité à venir manger un couscous poisson à la maison, avec quelques amis. Et bien, quelle ne fut ma surprise de voir Bruno, à la fin du repas, non seulement débarrasser la table mais aussi … faire la plonge, en m’annonçant tout fier, qu’il allait m’apprendre à faire la vaisselle de manière la plus efficace. Il était comme ça, Bruno, simple, direct, toujours près à faire une petite entourloupe, mais toujours avec le sourire. Et très fier de ses origines basques.

Adieu, Bruno.

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