Sous les pavés, épisode 4: réflexions sur les tradis et la tradition
Le feuilleton de mai 68, rédigé par Rolland Russier, reparaît à un rythme effréné. Ami lecteur, tu étais impatient, après le tour d’horizon des forces en présence, de comprendre ce qui s’est réellement passé. C’est ici que nous entrons dans le dur…
Rolland, c’est à toi.
· Sous le folklore : une histoire et une éthique
Au cours de son histoire, Carva s’était, peu à peu, construit une personnalité, avec des valeurs partagées. Leur jeunesse poussait les élèves à l’exubérance, mais cela n’enlevait rien à leur attachement à ces jalons qui structuraient leur vie : Le code-X, distribué à chaque élève à l’occasion de la remise des claques[1], en est l’illustration, encore aujourd’hui.
C’est ainsi que la Khômiss a peu à peu représenté cette double facette de la vie à l’X : l’attachement aux profondes valeurs de notre école, au respect de son histoire, et l’exubérance potache qui lui faisait pendant.
Mais les âmes chagrines y ont vu la preuve d’une complicité avec « le capitalisme oppresseur et ses valets », quand ce n’était pas le Ku-Klux-Klan. Que celui qui ne s’est jamais déguisé nous jette la première pierre. [note de Delwasse : et surtout, le grand bourral, avec cagoule et hache, c’est une tradi qui date d’avant la création du KKK…]

· La tradition, le contraire de la ringardise
On se doit à ce stade de tordre le cou à un méchant canard. Ne confondons pas ceux qui acceptent leur passé, avec respect et dynamisme et donc les défenseurs authentiques de la Tradition, avec les traditionalistes qui l’enferment au contraire dans des oripeaux sclérosés et figés.
Eh oui, la Tradition, ça bouge. Un bel exemple en est donné par la devise de la Khômiss : « pour le désordre et les traditions ». On aurait pu croire que ce type de formule vient de la nuit des temps. Alors que ce sont nos jeunes missaires, ceux du renouvellement, qui ont trouvé (on ne sait où) cette belle devise. Nos amis écossais nous l’ont ainsi rappelé : la tradition du kilt date en fait de la fin du 18ème siècle.
Ça bouge, mais ça respecte son histoire. Son rôle n’est pas de flatter le passé, mais d’unifier la société, de développer un esprit de corps, l’esprit polytechnicien.
· Être impertinent, c’est très sérieux.
Le succès de Charlie Hebdo ou du Canard Enchaîné vient sans doute, entre autres, de l’impertinence qu’ils affichent, qui leur permet de dire en clair bien des choses que chacun pense tout bas sans pouvoir l’exprimer haut et fort. Ou, pour d’autres, de faire en off ce qu’on ne peut pas faire en on. Il est des situations dont le côté obscur ne se dévoile que dans la caricature, qui en devient alors une œuvre de salut public.
Dans la vie de l’école, il arrive parfois (souvent même) des désaccords avec les autorités qui ne peuvent pas toujours se résoudre par le dialogue direct. La Khômiss se trouve alors investie de cette mission particulière : passer le message par des actions adaptées, de préférence ludiques et parfois provocatrices. Au fil de l’histoire, ce medium n’a pas été le moins utile. Montesquieu aurait sans doute apprécié cette belle illustration de l’équilibre des pouvoirs.
· L’ordre au service du désordre
A l’époque, une des missions essentielles des missaires, au cours du bahutage, était d’assurer le maintien de l’ordre. En effet les comportements individuels, dans ces moments particuliers pendant lesquels l’excitation est grande, l’alcool coule à flot, la nuit est tombée et la musique envoûtante, peuvent parfois devenir dangereux. Cette mission était des plus difficiles et seule la connaissance des traditions, un bon jugement et l’intelligence des situations permettait de le faire avec discernement.
Ces épreuves, souvent puériles, que les élèves s’imposaient à eux-mêmes d’année en année, étaient un élément important de la formation de la camaraderie des Polytechniciens. C’est le bahutage qui permit d’élaborer, de transmettre et d’imposer le Code X qui, sous son aspect burlesque, est un code d’honneur auquel la communauté polytechnicienne resta longtemps attachée.
Bref, en mai 68, c’était un pur relent de la culture bourgeoise dominante qu’il était urgent d’éradiquer.
· Une bande de fachos ?
Depuis le slogan « CRS-SS », on connait les talents de l’extrême gauche pour taxer de fascisme tout ce qui ne lui prête pas allégeance. Évidemment, la Khômiss était une cible magnifique de ce point de vue. Ses exploits passés, son goût du secret, ses pratiques pseudo-paramilitaires[2], tout la désignait pour être « l’allié objectif de l’oppression militaire ».
En réalité, nous étions partagés, nous aussi, comme toute la jeunesse de cette époque. Nous avions nos fana-mili, tenant de l’ordre et pourquoi pas de l’action « coup-de-poing si nécessaire ». Et nous avions nos modérés, qui n’étaient pourtant pas les derniers à oser des actions spectaculaires. Notre passion partagée pour les traditions et le désordre n’empêchait pas de belles divergences. Entre l’appétit de changement et une conviction conservatrice, nous-mêmes ne savions pas où se situait notre barycentre.
Évidemment, pour une petite frange de la promo, la Khômiss restait le repaire des méchants qu’il fallait éradiquer, mais le numéro d’équilibriste entre la défense des élèves, le dialogue/conflit avec la mili et la préparation du bahutage a semble-t-il permis à notre espèce menacée de survivre quelques mois de plus.
[1] La remise des bicornes, cérémonie rituelle qui concrétise la continuité entre les promotions.
[2] Ironiques et caricaturales, mais ces détails n’avaient pas droit de cité : l’humour des gauchos ne jouait pas dans la même cour.
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