La face cachée de Wikipédia
J’ai déjà évoqué sur ces pages le respect et l’admiration que j’ai pour Wikipédia, ce projet qui fédère les savoirs issus de toutes les strates de l’humanité, afin de permettre à toute personne disposant d’une connexion internet d’accéder à un puits de connaissances proprement encyclopédique. Contributeur occasionnel depuis un peu plus de 20 ans, j’ai participé aussi bien à la version anglaise que celle en français, avec la création de quelques articles comme ceux sur Ehud Barak, Chaim Weizmann, Moche Dayan, Waze, Bershka, Lior Narkis, Francis Bernard ou Ilana Cicurel. Sans être un expert de cet outil génial et universel, je m’y suis toujours senti à l’aise, convaincu de son utilité et de sa capacité à s’auto-corriger avec le temps.
Pourtant, ces derniers mois, j’ai commencé à m’y sentir de moins en moins à l’aise. Non à cause de quelques articles supprimés – après tout, cela fait partie du mode opératoire de Wikipédia, qui incite à créer du contenu qu’on considère légitime, la légitimité étant une question tranchée par la communauté des contributeurs réguliers – mais à cause d’une dérive lente et pernicieuse sur certains sujets, et notamment sur la couverture du conflit entre Israel et certains de ses voisins. Je m’en suis ouvert sur sur ce blog à plusieurs reprises, ici et là. C’est pourquoi je n’ai pas été surpris des déclarations d’Elon Musk sur la dérive wokiste de Wikipedia. Et c’est ainsi que j’ai récemment fait l’acquisition du livre de Michel Sandrin et Victor Fefebvre, sobrement intitulé : La face cachée de Wikipédia.
Écrit à quatre mains par un journaliste du Figaro et un ancien contributeur assez prolixe (à peu près 10 fois plus de contributions que moi et 50% de créations d’articles en plus), ce livre se divise en deux parties. La première traite du fonctionnement de Wikipedia. Il s’adresse aussi bien au novice qu’à l’utilisateur expérimenté, qui se poserait des questions sur le mode de fonctionnement centralisé / décentralisé, avec sa fondation, ses différents « chapitres » ayant en charge le développement des wikipedias locaux, son mode de financement et l’univers réglementé et codifié de cette encyclopédie participative.
La seconde traite des dérives dont Michel Sandrin a pu être le témoin au fil du temps. Observateur affuté de la communauté des wikipédistes, il dénonce plusieurs facettes de ces dérives, allant de la guerre des sources à l’entrisme qui s’est peu à peu développé au sein de cette communauté, entrisme accentué par une main-mise progressive sur les organes dirigeant la fondation en France.
Je dois avouer que je suis resté coi après avoir refermé ce livre. Ayant peu à peu pris conscience de certains défauts du mode opératoire de Wikipedia ces derniers temps, avec les problèmes que j’ai soulevés ici, je n’avais pas réellement mesuré l’étendue des dégâts. Bien sûr, certains se gausseront de cet état des lieux, et nous gratifieront d’un « ont vous l’avait bien dit, comment voulez-vous qu’un site collaboratif ne finisse pas par diffuser des mensonges ? ». Pourtant, ils auront tort, et c’est tout à l’honneur de ce livre de le rappeler.
Car ce qui est en jeu, ici, ne concerne qu’une infime partie de l’encyclopédie et de ses contributeurs. La majeure partie de Wikipédia est constituée de contenus irréprochables, régulièrement corrigés en cas de dégradation volontaire par des plaisantins ou des personnes mal intentionnées, et ce, dans la plupart des langues (plus de 200) supportées par l’encyclopédie en ligne.
Non, le propos de Michel Sandrin et de Victor Fefebvre, c’est d’alerter sur des dérives qui concernent une catégorie de sujets bien précis. Ne vous attendez pas à des guerres d’édition sur la transformée de Fourier ou sur l’algèbre non linéaire, ceux qui sont capables d’écrire sur ces sujets ont d’autres sujets plus importants à traiter. En revanche, sur des thèmes comme la représentation des minorités ethniques, ou sur la théorie des genres, ou, bien évidemment sur tout ce qui touche de près ou de loin à Israel, la bagarre est le mode opératoire principal.
Prenez par exemple la page suivante. Initialement intitulée « Risque de génocide à Gaza depuis 2023 », elle est devenue officiellement « Génocide à Gaza » il y a quelques jours. Le résumé introductif est particulièrement gratiné : Le génocide à Gaza est la qualification, débattue, de la nature de l’action militaire israélienne, consécutive aux attaques du Hamas d’octobre 2023, et ses effets sur les Palestiniens de la bande de Gaza. Il ne s’agit donc pas d’un génocide en acte, mais en appellation. Dans le genre enculage de mouche, on a rarement vu aussi tordu… De fait, la CIJ ne s’est pas prononcé sur un génocide en cours, et à seulement demandé à Israel de prévenir tout risque. Depuis, rien n’a changé au niveau de la CIJ, mais pour les contributeurs qui s’acharnent sur cette page, le fait est avéré, point final. Il faut – si vous en avez le temps et la patience – vous livrer un à décorticage en bonne et due forme de l’historique de cette page et des débats autour de son contenu, pour comprendre ce qui se passe sur la version française de Wikipédia.
Et ceci n’est qu’un exemple, parmi d’autres. Les deux auteurs en livrent de nombreux autres, mettant peu à peu en évidence les actions menés par ces contributeurs engagés, organisés en collectifs comme les sans-pagEs, qui contribuent au nom de leur engagement, et dont les contributions sont en contradiction flagrante avec les règles édictées depuis longtemps par la communauté, règles qui, si elles invitent à l’audace, recommandent aussi de ne pas exagérer la représentation de points de vue minoritaires.
De fait, ce que les auteurs relèvent, concernant la surreprésentation de ces points de vue minoritaires, est devenu une mode journalistique très répandue, si ce n’est la norme. Allumez la radio ou la télévision, écoutez les informations, et vous verrez l’approche très éditorialisée, pour ne pas dire influencée, de certains stations, à commencer par celles de Radio France. La couverture du conflit israélo-palestinien donne lieu étrangement à une surreprésentation des témoignages palestiniens, parfois de manière incompréhensible – ne serait-ce que ce matin, des palestiniens de Cisjordanie interviewés sur « l’échec » du mode actuel de distribution de l’alimentation dans la bande de Gaza : ne vous attendez pas à une interview d’un responsable de GHF ou de Tsahal sur ce sujet, ce serait trop facile…
De même, on peut se demander si ce que les auteurs reprochent à Wikipédia ne concerne pas, au final, principalement la version française de Wikipédia. Le livre, à mon grand regret, n’aborde que rarement les autres versions, et cela peut aisément se comprendre, peu de gens sont à l’aise avec plus de trois ou quatre langues. Peut-être cet essai serait-il un prétexte à une analyse plus large, sur une vingtaine de langues par exemple, allant du chinois à l’arabe en passant par l’espagnol et bien évidemment l’anglais, pour comprendre ce qui se trame à une échelle globale, et non plus au niveau d’une communauté restreinte de lecteurs francophones.
Bref, la face cachée de Wikipedia est un livre lucide, qui rappelle l’extraordinaire qualité de ce projet, ainsi que les menaces qui pèsent sur son indépendance éditoriale. Un livre à lire, pour faire réfléchir et prendre conscience sur des menaces à long terme qui pèsent, elles, sur le débat démocratique.
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Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec
En 2022, Wikipedia a fermé une page sur la langue hébraïque, qui existait depuis 2007 et qui ne dérangeait ni ne choquait personne.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Shorashon
http://shorashon.free.fr
Au vu des dérives évoquées dans l’article, cette discrimination à l’encontre de la langue hébraïque est plus que suspecte.