Croisade en Europe : les mémoires de guerre d’Eisenhower

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Commandant en chef des forces alliées en Afrique du Nord puis en Europe, Dwight Eisenhower a connu un destin incroyable, qui l’a propulsé entre autres à la présidence des Etats-Unis pour deux mandats consécutifs. Dans Croisade en Europe, il livre un témoignage assez exceptionnel, à la fois captivant et par moment un peu décevant, celui d’un officier supérieur qui a dirigé la plus forte coalition jamais organisée contre un ennemi unique, à la tête de plus de 3 millions d’hommes au moment de la reddition de l’Allemagne.

Eisenhower, officier d’exception

Diplômé de West-Point durant le premier conflit mondial, Eisenhower commence sa carrière militaire comme officier instructeur, malgré ses demandes d’affectation sur le théâtre des opérations. Entre les deux conflits, il se fait remarquer comme un partisan du développement de l’arme blindée, comme son ami le futur général Patton, ou comme Charles de Gaulle en Europe. Il devient ensuite officier d’état-major, puis est détaché auprès du gouvernement des Philippines, où il se trouve au moment où se déclenche la seconde guerre mondiale.

Après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor le 7 décembre 1941, il rejoint le général Marshall, alors conseiller du président Roosevelt. C’est Marshall qui va lui confier le commandement des opérations en Afrique du Nord et en Europe. Eisenhower rappelle qu’il n’était pas si naturel, à l’époque, que la réponse américaine à l’attaque japonaise … se déroule d’abord sur le théâtre européen. Il explique clairement que c’était pourtant une nécessité stratégique, car sans cela, on laissait les forces de l’axe accéder aux ressources pétrolières au moyen-orient, de quoi alimenter l’effort de guerre allemand de manière illimitée, et voire disparaître toute opposition à l’Allemagne nazie en Europe, pour finir par devoir s’opposer seul à ce redoutable adversaire, sans disposer d’alliés de poids.

En charge de cette tragique mission, Eisenhower va alors faire usage de ses formidables talents d’organisateur et de négociateur. D’organisateur, d’abord. Au début de l’année 1942, les Etats-Unis n’ont pas encore acquis ce statut de puissance militaire qu’on leur a connu depuis. Ses forces alignent à peine autant d’hommes ou d’aéronefs qu’un pays comme la France. Tout est à construire, et il va falloir mobiliser les troupes, dans un cadre légal, bien entendu, tout en finançant l’effort de guerre.

De négociateur, ensuite. Eisenhower a bien étudié les différentes formes de conflits contre des coalitions du passé. Il sait que le principal risque, qui menace une coalition, c’est la disparité des intérêts et des objectifs. Il va donc faire en sorte que les forces alliées, anglaises et américaines principalement, mais aussi françaises après quelques mois, obéissent à un commandement unifié, sous ses ordres. À charge, ensuite, à chaque état-major de mettre en oeuvre les directives qui émaneront de ce commandement unifié.

Eisenhower est également partisan d’une doctrine de guerre novatrice, qui consiste à unifier les efforts des différentes armes. Auparavant, l’aviation, notamment, jouait son rôle de manière indépendante. Et même au sein d’une même arme, des intérêts différents pouvaient apparaître. Eisenhower relate, par exemple, les différences entre les tactiques de bombardement des équipages anglais et américains, liées aux caractéristiques des appareils, qui conduisent les uns à opérer de jour, et les autres de nuit. C’est ainsi à l’occasion des opérations menées par les alliés que va être mise en oeuvre une coordination absolue entre les forces terrestres, navales et aériennes. La guerre moderne prend alors forme.

De « Torch » à « Overlord »

Eisenhower sait que la victoire passe par un débarquement en Europe, mais il sait qu’il n’a pas les moyens de menacer l’Allemagne début 1942. Il manque de tout, et surtout, il doit propulser ses forces à des milliers de kilomètres de sa base, un projet démentiel. D’un autre côté, l’opinion publique, et ses alliés, ne lui pardonneraient pas de ne rien tenter dès la même année. Il prend donc la décision de commencer par l’Afrique du Nord. Cela lui laissera du temps pour constituer l’armada en charge du débarquement en Europe, et permettra aussi d’ouvrir un second front en Méditerranée. Les alliés débarquent donc à l’automne 42, et libèrent l’Afrique du Nord au terme de 8 mois de combats. De là, les forces américaines et anglaises pourront envahir la Sicile puis prendre pied en Italie.

Mais il est encore trop tôt pour débarquer en Europe. Pour réussir ce débarquement, il doit s’opérer durant une période de pleine lune, entre la fin du printemps et le début de l’été. Il faut transporter quelques 2 millions de soldats et la logistique qui va avec en Angleterre. Le débarquement ne pourra donc pas avoir lieu en 43, puisque les opérations en Tunisie prennent fin en mai de la même année. Le débarquement en Europe ne pourra donc avoir lieu qu’en 44.

D’Overlord à la victoire finale

Eisenhower explique avec minutie l’organisation du débarquement. Ces pages là ont le mérite de montrer à quel point la guerre n’est pas qu’une affaire d’hommes forts et intrépides, mais surtout une affaire de logistique. Comment faire venir sur le sol britannique, sans éveiller les soupçons des ennemis, deux millions de soldats avec leur matériel, comment les nourrir alors que la population locale vit depuis cinq ans dans une économie de pénurie ? Mais enfin, le jour tant attendu arrive. La première date est initialement fixée début mai, mais les troupes ne sont pas assez nombreuses pour débarquer sur 5 plages différentes. L’opération est donc repoussée en juin, mais ce sera la dernière opportunité, car au-delà, il sera trop tard pour envisager d’enfoncer les troupes allemandes sans avoir à affronter l’hiver. De plus, chaque mois qui passe rapproche l’Allemagne nazie de la mise au point d’armes révolutionnaires, les fameuses fusées V1 et V2, ainsi que des chasseurs à réaction capables de mettre à mal l’effort allié.

Sur le débarquement à proprement parler, Eisenhower ne s’étend pas outre mesure. Ce qui l’intéresse, c’est de montrer comment s’organise ensuite la progression des forces alliées, quelles batailles doivent être menées pour repousser l’ennemi. Il rappelle l’intérêt du débarquement en Provence, qui ouvre un second front en France et contraint l’armée allemande à se battre sur deux secteurs distants.

Puis il raconte la progression des forces alliées dans l’est de la France en direction de l’Allemagne nazie. Il évoque avec force détails l’offensive allemande dans les Ardennes, expliquant au passage comment l’approche américaine, consistant à amener le plus de forces possibles pour contrer toute offensive ennemie s’opposait à la vision allemande du combat, consistant à apporter des renforts par petits groupes. Enfin, le récit se poursuit jusqu’à la reddition des forces allemandes, qui s’étale sur plusieurs jours, les généraux allemands faisant tout pour retarder l’échéance et faire passer leurs soldats du côté occidental et ne pas se rendre aux Russes. Il se passe plus d’une semaine entre le suicide d’Hitler et la signature de Jodl.

Une série de portraits

Ecrit peu d’années après la fin du conflit, Croisade en Europe est aussi l’occasion, pour un Eisenhower qui n’est pas encore candidat à la succession de Truman, de rendre hommage à ses compagnons d’armes. Il dresse donc tout au long de ce livre, un portrait parfois élogieux, parfois réprobateur, d’abord des généraux américains qui l’ont entouré. De Marshall à Patton, en passant par Bradley, Middleton ou Collins, Ike ne rate aucune occasion de vanter les mérites des uns, ou de rappeler les lacunes des autres. Patton, son grand ami pourtant, a droit à quelques mentions salées.

Mais les autres dirigeants des forces alliées en prennent également pour leur grade. Côté français, tout d’abord. Charles de Gaulle a droit à un costard taillé en finesse, qui lui vaut un droit de réponse dans l’édition de poche que j’ai lue. Giraud ou Darlan sont également sacrément habillés. De manière simple, si Eisenhower vante les mérites du soldat français quand il est enthousiaste, il n’hésite pas à rappeler toutes les affaires d’ego qu’il eut à gérer durant cette période.

Les généraux anglais ne sont pas épargnés. Si les mérites de Montgomery sont rappelés plusieurs fois, Eisenhower n’oublie pas non plus de rappeler certaines maladresses du héros britannique, notamment dans ses relations avec la presse. Par dessus tout, Eisenhower entretenait des rapports particuliers avec Churchill. Il faut dire que le premier ministre britannique n’hésitait pas à venir se déplacer sur le théâtre des opérations, parfois de manière assez téméraire, au détriment des mises en garde que lui adresse le général en chef des forces alliées.

Enfin, Eisenhower consacre de longues pages à ses rapports avec le commandant en chef des forces russes lors de l’invasion de l’Allemagne, le maréchal Joukov. Les deux hommes apprennent à se connaître et s’estimer durant la courte période qu’Eisenhower passe encore en Europe, le temps ne mettre en place la transition vers des économies de temps de paix.

Un ouvrage de rélexion

Au-delà de la recension des opérations militaires, Croisade en Europe est aussi l’occasion, pour le futur président américain, de réfléchir à toutes sortes de choses, relevant du militaire ou du politique. Eisenhower expose sa doctrine, faite d’une supériorité matérielle qui mènera, plusieurs années plus tard, au complexe militaro-industriel que nous connaissons aujourd’hui. Il rappelle constamment la nécessaire condition d’un commandement unifié pour mener à bien des opérations de grande ampleur, tout en laissant une certaine autonomie aux généraux appelés à la manoeuvre sur le terrain.

Visionnaire, il appelle également à une renouer des liens d’amitié entre russes et américains, pour éviter que le monde ne bascule dans une tragédie d’ordre mondial. Il démontre un civisme hors pair, rappelant à plusieurs moments combien il lui était difficile de jongler entre les impératifs politiques et militaires. Il rappelle, enfin, que « … les victoires de Méditerranée et d’Europe donnent un démenti à ceux qui ont proclamé ou diront en leur temps que les démocraties sont en décadence, craignent de se battre, sont incapables de rivaliser sur le plan de la productivité avec des économies enrégimentées et refusent de se sacrifier pour une cause commune« , propos qu’il est bon de rappeler à l’heure où tant de gens se gaussent de la dérive parfois pusillanime de nos démocraties modernes.

S’intéressant aux questions stratégiques, Eisenhower n’aborde que de manière très fugace un aspect fondamental du second conflit mondial : la Shoah. Il n’évoque les camps de concentration que très rapidement, évoquant sa visite en avril 1945 d’un camp dont il ne cite pas le nom, mais qui semblerait être Buchenwald. On comprend incidemment, en lisant ce court passage, que le bombardement des camps n’a en fait jamais été ni une priorité, ni même un objectif des forces alliées, trop concentrées sur leurs objectifs tactiques et stratégiques pour s’occuper du sujet des camps de la mort.

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