Sous les pavés, épisode 6 : Viva la Revolución !
Par Rolland Russier (GK67) avec la complicité de Serge Delwasse (GK86)
Chers amis, nous approchons l’épilogue de notre feuilleton, commencé en mars 2024 [question efficacité, on pourrait faire mieux, je le reconnais…] . Après les signaux faibles des premiers épisodes (1, 2, 3, 4) et les signaux nettement plus forts de l’épisode 5, vint le mouvement dit du 22 mars, jour où Daniel Cohn-Bendit, dit Dany le Rouge, s’insurge contre un problème fâcheux : la non mixité des dortoirs étudiants à Nanterre. La partie de dominos contestataires vient de commencer, le baril de poudre a trouvé son étincelle. Loin, très loin de notre chère Ecole.
Serge Delwasse]
Rolland, c’est à toi :
Les pavés volent, tout comme nos rêves de liberté.
Mai 68. La France s’enflamme. Le Quartier latin devient un champ de bataille romantique. Et sur la Montagne Sainte-Geneviève, à l’École polytechnique, un peu perchée – au propre comme au figuré – nous découvrons le tumulte avec curiosité. Quelques cocons branchés étaient bien au courant, mais pas la grande majorité qui sont encore un peu dans les brumes du point Gamma.
Le soir du 10 mai, depuis les fenêtres, on aperçoit le tumulte, les grenades lacrymogènes, les cris, les voitures qui brulent. Certains élèves, excités comme des mômes devant un feu d’artifice, se faufilent par les bétas (ces passages secrets aménagés par la Khômiss pour échapper à la vigilance de nos gardiens – on peut contester la tradition, mais quand même profiter du fruit de ses activités illicites…). Ils reviennent le matin, les yeux rouges et la tête pleine de slogans. “J’ai crié ‘CRS-SS’, mais je ne suis pas sûr que les CRS m’aient entendu.”
12 mai : “Nous sommes aussi des étudiants”
Des élèves rédigent un tract : “Nous sommes aussi des étudiants.” [note de Delwasse : aujourd’hui, dans la communication officielle de l’Ecole, il n’y a plus d’élèves. Que des étudiants… Ô tempora, ô mores. De l’importance du vocabulaire. Seconde remarque de Delwasse (cela fait tellement longtemps que je n’ai pas écrit que je suis tout excité) : lors des évènements de 2013, une vaste campagne de presse s’était déchaînée, à l’initiative du Canard Enchaîné, à la suite de la déportation – oui, je sais le terme est connoté, mais c’est le terme tradi… – d’un étudiant. La campagne a fait pschitt lorsque Le Monde a corrigé : il s’agissait d’un élève-officier ! de l’intérêt des éléments de langage !] Une phrase simple, presque anodine, rédigée par des élèves qui supportent mal l’idée d’être “en marge” du mouvement, coincés derrière leur statut militaire.
Pour eux, refuser la grève, c’est trahir une forme de solidarité générationnelle.
Mais à l’époque, elle a la portée d’un manifeste. Car, statut militaire oblige, les X n’ont pas le droit de faire grève [re-note de Delwasse : les grèves des élèves sont par la suite devenus une tradi. Voir par exemple ici]. Et voilà qu’ils revendiquent leur place dans le grand concert contestataire. La mili se devait de réagir.
13 mai : Amphi du Général
Au petit matin, tout le monde est convoqué en amphi [Re-re-re note de Delwasse ; je me souviens d’un amphi de 1987, 08h30, les deux promos en GU, suite au plantage d’une hache dans le bureau du DER (Directeur de l’Enseignement et de la Recherche, le regretté Maurice Bernard (X48) par quelques lâches anonymes. Les dits lâches anonymes n’en menaient pas large]. Le Général rappelle le cadre, le règlement, le statut. La grève est, par nature, incompatible avec la fonction militaire.
Les mots sont pesés, la fermeté est réelle, mais le ton n’est pas brutal. La rumeur murmure que son texte a été corédigé avec un Kessier, qui a pu lui donner la température de la promo. Tenir la ligne, sans provoquer de rupture, c’est un bel exercice auquel nos militaires n’étaient pas formés, un petit coup de main est le bienvenu.
À peine le Général sorti, l’ambiance change. Les élèves restent, se réinstallent. L’occasion est trop belle, on va pouvoir se la jouer comme à la Sorbonne. C’est le premier amphi autonome, beau cadeau que nous a fait bien malgré lui notre général.
La scène a un parfum de théâtre :
- en première ligne, les militants du GESEP, déjà rodés à l’exercice.
- en face, les modérés, qui ont l’impression, étrange, d’être du “mauvais côté de l’Histoire”.
- derrière, la masse silencieuse, qui regarde, écoute, vote, tout en se demandant où tout ça va mener.
A main levée, on décide si l’école se met ou non en grève. La motion est rejetée… d’une courte tête.
La grève n’aura pas lieu. L’école vacille, mais ne bascule pas. Ceux qui ont voté “pour” s’imaginent en héros du peuple. Ceux qui ont voté “contre” passent pour des vendus au régime. Une fracture est née.
L’axiome « Solidarité avec les étudiants = grève à l’Ecole » a raté de peu l’occasion de s’appliquer. Mais l’incendie n’est pas éteint.
La deuxième ligne de défense
En très haut lieu, l’inquiétude règne. Une décision est prise : envoyer les deux promos à Mourmelon [camp de manœuvres bien connu aujourd’hui pour ses disparus, à l’époque réputé pour sa dureté, surtout en hiver, avant que la professionnalisation des armées et surtout le réchauffement climatique ne le convertissent en Club Med amélioré] pour leur mettre un peu de plomb dans la tête. Mais il faut y renoncer : la SNCF est en grève, pas de déplacement de masse possible.
Quant à nos anciens, qui eux sont déjà dans l’armée active, certains sont témoins de préparatifs sévères. Des munitions sont même distribuées [note de Delwasse : Ce n’est pas du fantasme. Rolland a des témoignages directs.].
Les comités “révolutionnaires”
Dans l’élan de ces jours extraordinaires, fleurissent une multitude de “comités” : comité de réforme, comité d’action, comité de liaison, comité pédagogique, comité de réflexion…
Au début, l’énergie est contagieuse : on s’inscrit partout, on s’engage sur tout, on multiplie réunions et sous-réunions. On se prend à rêver de transformer l’école de fond en comble : moins de formalisme, plus d’ouverture, moins d’obéissance, plus de sens critique. L’école devient un laboratoire d’utopie. Des cours parallèles fleurissent, animés par les élèves. On y débat de tout : Marx, Freud, Mao… et même d’économie, la matière la plus subversive à Carva. Notre camarade Attali (X63) s’en pourlèche les babines.
Les profs, eux, naviguent habilement pour faire progresser leur point de vue. Laurent Schwartz, médaille Fields et trotskiste assumé, soutient les plus enragés avec le sourire d’un vieux sage. Louis Leprince-Ringuet (X20N), académicien cathodique, préfère surfer sur la vague en bon communicant, tout en soufflant sur les braises dans le secret de réunions nocturnes. Entre les deux, la direction rame, plie, mais ne rompt point.
Puis les limites apparaissent. La “démocratie participative” tourne à la professionnalisation de la contestation, quelques meneurs monopolisent l’estrade. La promo comprend peu à peu que la minorité agissante, si elle parle fort, ne représente pas forcément la majorité silencieuse.
Les jours passent. L’utopie s’essouffle, la réalité reprend ses droits. Les débats se transforment en palabres. Les réformistes remplacent les révolutionnaires. On parle moins de Marx et plus des examens à venir. C’est beau de refaire le monde, mais « charité bien ordonnée » …
16 mai : L’invasion avortée, la fin du rêve ?
Le vent peut encore tourner. Une réunion inter-grandes écoles à la Halles aux vins décide d’envahir l’X, pour en faire une nouvelle Sorbonne. Une délégation, menée par Schwartz lui-même, se présente au Général pour lui demander d’ouvrir les portes. Refus poli, mais ferme.
On n’est jamais trop prudent : Discrètement, mais fermement, notre encadrement militaire s’est positionné aux diverses entrées pour filtrer les gentils et les méchants. L’invasion échoue.
22 mai : la promo 66 rejette l’idée de supprimer les examens. On découvre que le rejet de la société de consommation a ses limites quand il s’agit de valider un diplôme.
23 mai : une motion pour un bras de fer plus radical est, elle aussi, repoussée.
Au grand dam des enragés, l’idée d’un “grand soir” polytechnicien s’éloigne définitivement. En creux, une vérité apparaît : la majorité des élèves ne veut ni trahir les valeurs républicaines, ni saborder son avenir professionnel. Ils veulent bien questionner le système, pas s’immoler avec. Mais dans le fond, quelque chose a quand même changé : le ton, l’attitude, la liberté de parole.
18 juin, sauver le bahutage, sauver les tradis, sauver la Tradition
L’école se vide, les pavés retombent, et les élèves retrouvent le bar “Chez Marie”. La question du bahutage revient sur le tapis. Les plus radicaux veulent en faire un symbole : abolir ce rite, ce serait enfin tourner la page du “vieux monde” polytechnicien. Mais pour beaucoup, le bahutage n’est ni une oppression ni une barbarie : c’est une école de cohésion, une manière de faire exister le collectif, un lien avec les anciens.
Le 18 juin, les élèves tranchent : le bahutage est maintenu, certes aménagé, modernisé, mais bien vivant.
Ce vote dit quelque chose de profond : au-delà des slogans, les traditions jugées essentielles à l’esprit de l’école ont résisté. Sous les pavés, il n’y avait pas seulement la plage. Il y avait aussi l’excellence, la camaraderie, et une certaine idée de la continuité.
Mais on le sait, l’histoire est taquine. L’administration militaire a été secouée. Il n’est pas question que la flamme révolutionnaire se transmette de promos en promos. Et elle va donc se débrouiller pour casser cette belle continuité, en isolant la nouvelle promotion.
[Dernière note de Delwasse : comme j’ai lu le bouquin de Rolland, je connais la fin. Je sais qu’elle s’approche…]
A heavy weather skipper


















