Sous les pavés, épisode 5 : Germinal

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Le feuilleton de mai 68, rédigé par Rolland Russier, se poursuit. J’en profite pour rappeler que les précédents épisodes sont ici, et que, si tun’as pas la patience d’attendre, l’intégralité de l’ouvrage de Rolland est ici.
Rolland, c’est à toi.

Les soubresauts pré-68

Tout allait bien… et la France s’ennuyait. Sauf que le feu de la révolution couvait sous la cendre.

De la taupe à l’X

Cela a commencé tout en douceur, dans les prépas. Dans la plupart des taupes, la révolution n’était guère compatible avec les folles journées de travail, mais même là, il y avait un esprit de rébellion (comme pour tous les enfants gâtés) et certains taupins s’étaient convaincus que l’histoire était en marche. La plupart des autres était simplement entrainée dans le mouvement. Un « Pékin moyen » nous raconte :

Il y a un syndicat étudiant au Lycée du Parc, à Lyon. Il est contrôlé par les Khâgneux qui, eux, « pensent et savent », mieux que les Taupins. Je ne sais pas vraiment pourquoi j’y vais. J’y adhère et je participe aux réunions et discussions contre le plan Fouché, qui est « un mauvais coup porté par le ministre au système éducatif français ». Il faut dire que Fouché a une sale gueule et a joué un rôle pas net en Algérie.

Nous avons même manifesté notre rébellion. Nous nous mettons en grève de repas. Donc tous les midis et tous les soirs, nous allons au réfectoire, nous nous asseyons devant nos assiettes et nous ne mangeons pas.

Nous sommes tous surexcités par la grève. Il y a même un entrefilet dans le Monde qui en parle : c’est le succès. Puis le problème se résout et nous reprenons nos repas. Entre temps, les cafés et épiciers du quartier se sont réjoui de voir arriver tous ces lycéens affamés.

Pas de quoi fouetter un chat, me direz-vous. Mais il faut un début à tout.

Au milieu de ce brouhaha naissant, une prépa se distinguait, Louis-le-Grand. C’était le centre névralgique d’où émergeaient quelques fortes personnalités, qui vont devenir les grands leaders. Situé face à la Sorbonne, ce lycée ne pouvait que s’imprégner de l’ambiance du moment. Citons l’un de ces élèves déjà politisés :

D’abord je me suis politisé dès Louis-le-Grand, sous l’influence précisément des khâgneux. Donc je ne suis pas arrivé à l’X comme un taupin « ordinaire » …

Je me souviens en conséquence avoir été révolté par le discours d’accueil de Cheradame, puis avoir organisé le boycottage actif du bizutage à l’automne 1967, y compris par usage de la force physique …
J’étais de l’équipe candidate qui n’a pas été élue « d’un cheveu ».

A l’X, dès la promo 66, le mouvement contestataire s’est structuré. La guerre de communication avait commencé et le groupe qui s’était autodésigné « GESEP » commençait à diffuser les éléments de langage que les jeunes X reprenaient avec gourmandise. Les phrases-cultes fleurissaient, les « camarades » s’enflammaient contre les « valets de l’impérialisme US » ou « le grand capital », et prônaient la « solidarité avec le prolétariat ». Certains caserts s’étaient même autoproclamés « casert autonome », les fleurs de la révolution étaient en train de fructifier.

La puissance d’entraînement de Laurent Schwarz

Parmi les acteurs des évènements, nous avons vu que certains profs avaient joué un rôle. Son prestige était immense aux yeux des X, car c’était un fabuleux professeur et un grand mathématicien, récompensé entre autres par la médaille Fields. Son amphi était le seul suivi par toute la promo et il était même enregistré sur cassettes pour le réécouter ensuite (car la matière était vraiment très ardue, même pour les plus forts en maths). Mais il était aussi Trotskiste affiché et il en a profité pour entraîner dans ses idées tout un contingent de Carvas « normaux » qu’il avait littéralement « gouroutés ».

A l’évidence, la direction de l’école était au courant de ces manœuvres discrètes, mais il semble que le « pas de vagues » polluait déjà largement le monde de l’enseignement. L’anecdote ci-après illustre cet aspect et montre bien que le rôle de ces profs était actif et parfois quasi clandestin.

Un soir en nous promenant vers les labos de physique (qui nous servaient de cabine téléphonique) nous sommes tombés sur une réunion d’élèves avec Leprince-Ringuet. Nous y avons assisté en auditeurs libres et en essayant de ne pas trop nous faire remarquer, et avons ainsi découvert que ce professeur reconnu et admiré essayait d’inciter les élèves à semer la révolution dans l’école.
Nous avons donc demandé à voir le Général le lendemain pour l’informer de ces agissements, lequel nous a remerciés, mais nous est apparu relativement passif.

Le bahutage des 67

Évidemment, le GESEP était vent debout contre ces « relents de la bourgeoisie dominante ». Et ils avaient trouvé à l’extérieur de l’X suffisamment d’alliances pour pouvoir perturber très lourdement cette incorporation. Beaucoup étaient prêt à faire le coup de poing et les mois qui suivirent ont d’ailleurs prouvé que ce n’étaient pas des mots en l’air.

Le bahutage eut lieu néanmoins. Quelques incidents (mineurs) en ont émaillé les débuts, ce qui permit aux contestataires d’organiser un vote de la promo 66 pour ou contre. Le vote fut favorable, démontrant ainsi que la majeure partie de la promotion 66 restait favorable au maintien des traditions.

Mais le GESEP avait réussi à créer une fracture forte au sein de la 66. Cela a conduit naturellement à une réaction déterminée de la Khômiss et d’un certain nombre de cocons. Pour ceux qui voulaient conserver ce bel outil d’intégration, il a fallu faire face. C’est là que la solidarité entre promos s’est magnifiquement exprimée et a permis de résoudre ce hiatus avec élégance : les 66 ont fait appel aux missaires des promos précédentes, qui ont répondu présent en nombre. Sans entrer dans le détail, la stratégie mise en place a très bien réussi et le bahutage de notre promo s’est passé presque sans anicroche. Bizarrement, tous les leaders de la contestation étaient absents aux moments cruciaux qui auraient pu tout faire basculer dans le chaos, la « déportation » (éloignement provisoire imposé) des membres les plus actifs du GESEP ayant été organisée.

La Revue Barbe

Ce moment de théâtre était une belle tradition, mais il a lui aussi subi le choc de simplification consécutif à cette période. Il s’agissait de créer une pièce de théâtre, basée sur la vie à Carva, de préférence délirante et jubilatoire. Sur un canevas loufoque, les élèves parodiaient l’encadrement et les cocons sortant de l’ordinaire. On reconnaissait les noms des « victimes » à travers des calembours et des jeux de mots plus ou moins élaborés et les caricaturés n’étaient pas les derniers à rire de leurs caricatures.

Bonne occasion aussi de mettre les points sur les i, pour des sujets délicats, dans une impertinence bon enfant.

La pièce a été écrite fin 67 et elle s’est jouée en février 68, donc avant les évènements. Mais l’air du temps s’y était quand même invité.

L’auteur (Jacques Szmaragd) y présentait le « GESOP » qui complotait pour révolutionner (faire disparaitre) l’école et les réactions (évidemment ridicules) de la mili. Il soulignait avec malice :
– Le noyautage de toutes les activités des élèves, en particulier la bibliothèque, par le « GESOP » et son animateur « Lipschitz » [1].
– L’ambition de ce dernier, qui se voyait Calife à la place du Calife
– L’inflation de démocratie participative en créant comités et réunions à tout propos.
– La manipulation des amphis (on vote pour décider ce qu’on va voter) et leur ambiance qui préfigurait les exploits de LFI au parlement.
– L’ambiguïté de la mili.
– La « complicité » entre la Khômiss et la mili.
– Les petits défauts de chacun.

Quelques détails croustillants et prémonitoires :
– Dans la scène d’ouverture des sorcières, un conjuré paraphrasait Hamlet en disant  » touillons avec courage ce répugnant magma », annonçant le bouillonnement de mai qui suivra quelques mois plus tard.
– Un cauchemar à Palaiseau lançait un clin d’œil au futur déménagement.
– Le camarade titulaire du rôle du « corbeau » s’illustra, plus tard dans la vraie vie, dans un rôle assez proche.
– Le rôle de Strophe (le major) était joué par Alain Lipietz (que nous avons eu l’occasion de maltraiter par ailleurs), qui, semble-t-il, s’est volontiers prêté au jeu.

La campagne Kès

Alors quand vint la campagne de Kès, à l’hiver 67-68, les choses sérieuses commencèrent. À l’époque, les candidats caissiers faisaient un binôme, dénommé xTy (x en tandem avec y). Mais il y eut en 67 une candidature dissidente, avec un triumvirat, NPS (les initiales des trois candidats), manière déjà explicite de refuser les règles du jeu. La campagne fut bien sûr l’occasion pour eux de porter la bonne parole et de mesurer leur influence.

Trois équipes étaient en lice. Le vote a eu lieu en soirée. Au premier tour, NPS a pris la tête, avec une large avance. Pour beaucoup d’entre nous, le ciel nous tombait sur la tête, le résultat final ne faisait guère de doute. Mais le deuxième tour ne parvint pas à départager les deux candidats restants, HTP contre NPS. En effet, l’égalité était presque parfaite et les bulletins blancs ou fantaisistes avaient empêché d’atteindre les 50%. Et la même situation s’est invitée pendant plusieurs tours, avant que finalement HTP ne l’emporte de quelques voix. L’un des membres du trio, beau joueur, m’a récemment écrit :

Rien là cependant qui m’ait laissé quelque amertume tant il était finalement « logique » que ce soit HTP qui, sur le long terme, « représente » cette promotion : dans quelle galère me serais-je engagé si je devais, aujourd’hui encore, le faire !

Ce soir-là, l’X a tremblé sur ses bases. NPS affichait clairement la couleur, ils voulaient la disparition de l’X en tant que telle, que ce soit son statut militaire ou son côté élitiste. Leur élection à la Kès aurait profondément transformé la vie et peut-être l’avenir, de l’X. Le boulet était passé près.

Le Point Gamma

Le point Gamma, c’était l’évènement festif du quartier latin, le passage obligé… Il se tint le 4 mai 68…

Tu en sauras plus au prochain épisode. Le suspense est insupportable…

1 Avatar de Lipietz, clin d’œil au théorème de Cauchy-Lipschitz et source d’une réplique prémonitoire de la pièce : « il faut éviter de passer par les conditions de Lipschitz »

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