Les nouveaux moutons de Panurge
Nous vivons à une époque paradoxale. Heureux bénéficiaires d’époustouflants progrès technologiques, nous vivons à une époque où l’informatisation et l’automatisation ont réduit notre charge de travail à un niveau que nos ancêtres n’ont ni connu, ni même envisagé… Et pourtant, noyés dans des environnements digitaux qui nous accompagnent du matin jusqu’à tard le soir – smartphones, assistants numériques, ordinateurs – nous sommes submergés de sollicitations et de notifications, de tâches superficielles mais extrêmement chronophages, qui nous empêchent de bénéficier du temps dont nous aurions pu tirer profit si nous n’étions pas aussi accros à ces gadgets.
Ainsi, le rapport de l’humanité au temps n’est plus ce qu’il était. Ce qu’on peut résumer par cette étrange réflexion : nous nous plaignons constamment de ne plus avoir le temps de faire quoi que ce soit, alors que nous sommes les premiers à perdre ce temps précieux dont nous pourrions disposer. Comment résoudre cette énigme et se dépatouiller de cette dépendance, et qu’est ce que les textes de la tradition juive peuvent nous enseigner pour mieux appréhender ce problème ?
C’est l’objet de ce livre de Myriam Ackermann-Sommer, sorti peu avant l’été et que je viens de lire. Docteur en littérature, agrégée d’anglais et surtout femme rabbin orthodoxe, elle appartient à cette petite communauté d’intellectuels juifs capables de puiser dans des textes anciens des éléments de réflexion adaptés à l’analyse des problèmes issus des temps modernes.
Dans le cas qui nous intéresse, c’est non seulement le rapport au temps, mais également le rapport aux écrans, la notion d’influenceur, la question de la modération des échanges en ligne ou la nécessité de fixer un temps de repos – qu’on qualifie parfois de détox digitale – qui constituent l’ossature de ce livre. Et pour chaque sujet, chaque question, Myriam Ackerman-Sommer part à la recherche des rabbins du Talmud ou d’autres sages, qui ont déjà abordé des thèmes semblables, bien que transposés à une époque où n’existaient ni l’électricité, ni l’informatique et encore moins l’internet.
Ce livre est le résultat d’un travail remarquable, qui démontre lui-même une érudition peu commune. Il est aussi le résultat d’une introspection sur ce qui a pu constituer une dérive personnelle, une addiction aux réseaux sociaux parfaitement perceptible dans certains paragraphes rédigés à la première personne. On sent qu’il a fallu du courage pour reprendre du recul, analyser le phénomène en cours et tirer les bonnes conclusions. Un courage qui ne va pas toujours de soi, tant et si bien qu’on sent poindre, dans certains passages, un début de doute, une sorte de complexe de l’imposture dont elle doit se défaire – comment, une femme si jeune peut-elle apporter des réponses aussi sophistiquées et aussi bien construite ?
Que Myriam Ackermann-Sommer se rassure, il n’y a aucune imposture dans ce livre. On y voit, au contraire, émergée une figure qui comptera et dont la parole résonnera fort, dans les avenirs à venir, au sein de la communauté des intellectuels juifs et orthodoxes.

Hervé Kabla, ancien patron d’agence de comm’, consultant très digital et cofondateur de la série des livres expliqués à mon boss.
Crédits photo : Yann Gourvennec